Une des superstitions les plus impressionnantes est sans contredit la croyance à cette catégorie de revenants que les Grecs du Moyen Âge ont dénommés Brucolaques et que dans l’Ouest de l’Europe, principalement en France, on appelle vampires.
En Illyrie, en Grèce, en Hongrie, en Serbie, en Roumanie, en Bulgarie, seul le mot Brucolaque est couramment employé.
On ne saurait peindre l’excès de terreur qu’il suscite. Jugez donc: un homme – ou une femme – vient de mourir ; on l’enterre. Bientôt le bruit se répand qu’il sort nuitamment de son tombeau et qu’il va dans les habitations isolées sucer le sang des vivants, surtout celui des jeunes filles et des jeunes hommes. En réalité, il ne serait pas tout à fait mort.
Son cœur, dit-on, palpite encore et il s’efforce de reconquérir la vie en se gorgeant de ce sang qui lui fait battre les artères.
Aux fanatiques pour qui cette horreur est article de foi, on entend dire que le brucolaque boit tant de sang humain en une seule nuit, qu’au moment de réintégrer son cercueil il transsude des gouttelettes rouges par tous les pores et qu’il en a la bouche effroyablement polluée.
Cela étant accepté, survienne une de ces épidémies encore non classées, contre lesquelles la médecine est provisoirement désarmée, le malheureux qui y succombe passe, aux yeux des paysans épouvantés, pour avoir été tué par un vampire. Si quelque belle fille vient à dépérir de langueur, c’est le brucolaque qui lui a volé son sang. Tout individu mourant seul dans un champ, tout trépassé trouvé expirant dans un coin plus ou moins sinistre, aux abords d’un cimetière par exemple, sont sans nul doute les victimes de ces fantômes sanguinaires.
Et il ne ferait pas bon aller prétendre devant une foule de campagnards serbes que les vampires sont les produits d’imaginations malades ou par trop grossières.
Au surplus, on ne saurait dédaigner certains faits très troublants qui, dans vingt pays différents, semblent destinés non seu- lement à enraciner davantage les superstitions locales, mais à souffleter insolemment la superbe des voyageurs qui, n’y comprenant rien, sont forcés, s’ils sont de bonne foi, de les enregistrer sans explications.
Charles Nodier, qui habita l’Illyrie pendant cinq ans sous les gouvernements de Junot et de Fouché, parle de morts inexplicables qui font frémir, dont il a été le témoin et qu’on attribuait autour de lui aux vampires. Il en fut tellement frappé qu’à deux reprises, dans le livre et au théâtre, il mit en scène les brucolaques.
Et Prosper Mérimée ! Celui-là passerait difficilement pour un parangon de crédulité niaise. Lui aussi a vu les choses de près, lui aussi narre des histoires de vampires dont il lui est impossible de détruire l’apparente réalité. Il a vu. Il a été stupéfait. Il raconte. Rien de plus, mais c’est singulièrement étonnant sous une telle plume.
Le brucolaque joue donc un rôle énorme dans l’existence des peuples massés principalement sur les bords du Danube, du beau Danube bleu, qui devient alors le lugubre Danube rouge. On l’accuse de tout, même des méfaits les plus comiques.
Ainsi, quand arrive une éclipse de lune, pour les montagnards des Karpathes de Roumanie, ce sont les vampires qui dévorent l’astre des nuits. Alors tous les hommes du pays se rassemblent, pleins de colère et de frayeur.
Peuvent-ils laisser ces horribles buveurs de sang manger la lune ? Non. C’est pourquoi ils déchargent leurs fusils en l’air pendant toute la durée du phénomène et sautent de plaisir d’avoir délivré la chaste Phœbé, quand l’éclipse est finie.
N’est-il pas singulier de trouver en Europe, à deux pas de centres civilisés comme Bucarest, une croyance semblable à celle des Chinois qui, on le sait, font, eux aussi, un effroyable tapage avec des chaudrons, des gongs et autres engins de vacarme, pour chasser les méchants génies acharnés à détruire la cousine du soleil !
Une question doit être sur les lèvres du lecteur, comme elle se présenta sur les nôtres le jour où le plus aimable des Roumains voulut bien nous initier à ces singuliers mystères : comment, après le désagrément de mourir, un pauvre diable a-t-il celui de devenir brucolaque ? Car enfin tous les trépassés n’ont pas la redoutable faculté de découcher, au grand dam des vivants !
Voici :
Primitivement, étaient seuls brucolaques les individus qui mouraient excommuniés pour cause de magie. Donc sorciers, magiciens, loups garous, etc., avaient de grandes chances d’être brucolaques immédiatement après leur décès. D’ailleurs le mot Brukolakas fut inventé pour eux par les Grecs modernes.
Plus tard on soupçonna les gens coupables de quelques autres crimes de faire aussi le cimetière buissonnier. Enfin, cela s’étendit à des infortunés auxquels on n’avait rien à reprocher personnellement. En Roumanie, par exemple, un mort est mal vu quand, le jour de ses obsèques, ses parents lésinent sur les aumônes en usage.
Voilà un méfait dont très évidemment on ne peut rendre responsable l’infortuné. N’importe ! Il a vingt chances contre une de devenir vampire.
Nous employons à dessein ce dernier mot parce que brucolaque ne s’appliqua d’abord qu’aux excommuniés, et s’il sert aujourd’hui à désigner généralement les voleurs de vies, c’est parce qu’il s’est répandu plus facilement que le mot vampire (qui pourtant est courant en Hongrie), pour les cas où l’excommunication n’a rien à voir.
En ce qui concerne la fabrique de monstres et de phénomènes à laquelle nous faisons allusion dans Graour, c’est en Serbie qu’elle a été découverte récemment.
Des savants, des savants véritables, mais sans conscience, y pratiquaient des opérations et des manœuvres dont il nous serait impossible de donner un aperçu parce que, en premier lieu, nous ne saurions laisser entrevoir les odieuses machinations de spéculateurs qui eux-mêmes étaient de véritables monstres, et ensuite parce que le silence ayant été fait promptement sur ce cas abominable, il serait téméraire d’avancer sur cette matière des faits difficiles à prouver. La fabrique a existé, voilà qui est certain. Elle existe peut-être encore. C’est tout ce que nous pouvons affirmer.
Camille Debans